Mise en ligne d'un article de 2023 ...
Évolution de l'avifaune d'une série de méandres de l’Allier, depuis cinquante ans.
Résumé : De 1974 à 1978, un suivi complet (500 demi-journées) d’une zone de 425 hectares de la future Réserve Naturelle Nationale du Val d’Allier a été réalisé pour les populations des 80 espèces nicheuses du site, évaluées par différentes méthodes [GUELIN 1978]. Les résultats montrent que depuis cinquante ans, 12 espèces ne nichent plus (Alouette des champs, Bouvreuil pivoine, Bruant jaune, Chevêche d'Athéna, Moineau friquet, Perdrix grise, Perdrix rouge, Pipit rousseline, Sterne naine, Sterne pierregarin, Traquet motteux, Vanneau huppé), et que 6 suivent malheureusement le même chemin (Accenteur mouchet, Bergeronnette printanière, Bruant des roseaux, Locustelle tachetée, Mésange boréale des saules, Pouillot fitis). Les raisons de ces disparitions et diminutions sont l'enrochement du lit de l'Allier, la modification du régime hydrologique, le réchauffement climatique, et l'intensification de l'agriculture en périphérie.
En mémoire de Gaston Pic qui, à la tête d'un trio de naturalistes, a réussi en 1983 à porter le projet ambitieux de la réserve naturelle nationale du val d'Allier, contre vents et marées.
I- Introduction :
De 1974 à 1978, il y a cinquante ans, nous avons réalisé un suivi complet d’une zone de plus de 4 km2 de la future Réserve Naturelle Nationale du Val d’Allier (RNVA). Ce dossier [GUELIN 1978] n’a jamais été publié et fait l’objet ici d’une note de synthèse pour souligner les grandes modifications de l’avifaune de ce secteur depuis 50 ans. La zone d'étude de 1978 couvre un tiers de la superficie de la réserve actuelle, ce qui permettra des extrapolations assez solides.
II- Zone d’étude de 1978, et méthodes :
La zone d’étude était une série de méandres de la rivière Allier, dans le département de l’Allier, sur les communes de Toulon-sur-Allier, Bressolles et Chemilly (Annexes 1, 2 et 3), juste en amont de Moulins. La surface étudiée couvrait 425 hectares, dans ce qui deviendra en 1994 (sur 20 km de longueur et 1450 ha) le secteur nord de la Réserve Naturelle Nationale du Val d’Allier . La longueur linéaire amont-aval de la zone étudiée était de 4 km, mais celle du méandrage du chenal était de 6,5 km. De 1974 à 1978, en cinq ans, 360 sorties de terrain (d’une matinée ou d'une journée complète, soit environ 500 demi-journées de terrain) ont été effectuées, complétées par des transects et des quadrats. Cette bonne couverture de terrain a permis d’obtenir près de 8000 données (complétées par quelques centaines de données de Gaston Pic) sur 180 espèces dont 80 étaient alors nicheuses. Nous proposons ici d’analyser l’évolution de ces espèces nicheuses, à partir des données disponibles depuis sur le même secteur et de connaître leur dynamique depuis cinquante ans. Des extrapolations sont possibles à partir des données de la zone étudiée en 1978, à l'ensemble de la superficie de l'actuelle réserve (1450 ha), grâce à la similarité des milieux.
III : Résultats synthétiques :
La liste ci-dessous (tableau 1) reprend les 80 espèces nicheuses notées entre 1974 et 1978. L’estimation du nombre de couples nicheurs sur 425 ha (tirée du dossier d'étude de 1978) est indiquée en colonne 3.
Les 12 espèces disparues en 2023 dans l'ensemble du secteur étudié sont surlignées en orange, et les 6 espèces qui sont en très forte diminution en jaune. Les espèces nicheuses actuelles sont tirées de la base de données https://www.faune-aura.org. Pour les périodes intermédiaires (années quatre-vingt-dix et deux mille), nous avons utilisé les rapports publiés par les gestionnaires de la RNVA [DEJAIFVE 2006] [DEJAIFVE & ESQUIROL 2012] .
Tableau 1 : Espèces nicheuses 12 espèces disparues en orange
6 Espèces en forte diminution en jaune |
Nom scientifique
|
Estimation du nombre de couples nicheurs 1974-1978 sur 425 ha [GUELIN 1978] (soit 1/3 de la surface de l’actuelle RNVA) |
Accenteur mouchet |
Prunella modularis |
65 |
Alouette des champs |
Alauda arvensis |
25 |
Alouette lulu |
Lullula arborea |
10 |
Bergeronnette grise |
Motacilla alba |
12 |
Bergeronnette printanière |
Motacilla flava |
6 |
Bondrée apivore |
Pernis apivorus |
1 |
Bouscarle de Cetti |
Cettia cetti |
3 |
Bouvreuil pivoine |
Pyrrhula pyrrhula |
15 |
Bruant des roseaux |
Emberiza schoeniclus |
10 |
Bruant jaune |
Emberiza citrinella |
10 |
Bruant proyer |
Emberiza calandra |
7 |
Bruant zizi |
Emberiza cirlus |
2 |
Buse variable |
Buteo buteo |
6 |
Canard colvert |
Anas platyrhynchos |
20 |
Chardonneret élégant |
Carduelis carduelis |
8 |
Chevalier guignette |
Actitis hypoleucos |
2 |
Chevêche d'Athéna |
Athene noctua |
2 |
Chouette hulotte |
Strix aluco |
2 |
Corneille noire |
Corvus corone |
20 |
Coucou gris |
Cuculus canorus |
3 |
Cygne tuberculé |
Cygnus olor |
1 |
Épervier d'Europe |
Accipiter nisus |
1 |
Étourneau sansonnet |
Sturnus vulgaris |
20 |
Faisan de Colchide |
Phasianus colchicus |
7 |
Faucon crécerelle |
Falco tinnunculus |
3 |
Faucon hobereau |
Falco subbuteo |
1 |
Fauvette à tête noire |
Sylvia atricapilla |
90 |
Fauvette babillarde |
Sylvia curruca |
9 |
Fauvette des jardins |
Sylvia borin |
35 |
Fauvette grisette |
Sylvia communis |
130 |
Gallinule poule-d'eau |
Gallinula chloropus |
10 |
Geai des chênes |
Garrulus glandarius |
15 |
Gobemouche gris |
Muscicapa striata |
10 |
Grèbe castagneux |
Tachybaptus ruficollis |
1 |
Grimpereau des jardins |
Certhia brachydactyla |
12 |
Grive musicienne |
Turdus philomelos |
4 |
Gros-bec casse-noyaux |
Coccothraustes coccothraustes |
1 |
Hibou moyen-duc |
Asio otus |
? |
Hirondelle de rivage |
Riparia riparia |
400 |
Huppe fasciée |
Upupa epops |
4 |
Hypolaïs polyglotte |
Hippolais polyglotta |
15 |
Linotte mélodieuse |
Carduelis cannabina |
2 |
Locustelle tachetée |
Locustella naevia |
3 |
Loriot d'Europe |
Oriolus oriolus |
7 |
Martin-pêcheur d'Europe |
Alcedo atthis |
3 |
Merle noir |
Turdus merula |
180 |
Mésange à longue queue |
Aegithalos caudatus |
20 |
Mésange bleue |
Cyanistes caeruleus |
12 |
Mésange boréale des saules |
Poecile montanus salicarius |
10 |
Mésange charbonnière |
Parus major |
20 |
Mésange nonnette |
Poecile palustris |
8 |
Milan noir |
Milvus migrans |
3 |
Moineau domestique |
Passer domesticus |
3 |
Moineau friquet |
Passer montanus |
15 |
Œdicnème criard |
Burhinus oedicnemus |
9 |
Perdrix grise |
Perdix perdix |
2 |
Perdrix rouge |
Alectoris rufa |
6 |
Petit Gravelot |
Charadrius dubius |
20 |
Pic épeiche |
Dendrocopos major |
6 |
Pic épeichette |
Dendrocopos minor |
2 |
Pic vert |
Picus viridis |
7 |
Pie bavarde |
Pica pica |
12 |
Pie-grièche écorcheur |
Lanius collurio |
12 |
Pigeon colombin |
Columba oenas |
3 |
Pigeon ramier |
Columba palumbus |
6 |
Pinson des arbres |
Fringilla coelebs |
3 |
Pipit rousseline |
Anthus campestris |
2 |
Pouillot fitis |
Phylloscopus trochilus |
25 |
Pouillot véloce |
Phylloscopus collybita |
50 |
Roitelet à triple bandeau |
Regulus ignicapilla |
? |
Rossignol philomèle |
Luscinia megarhynchos |
90 |
Rougegorge familier |
Erithacus rubecula |
30 |
Rougequeue à front blanc |
Phoenicurus phoenicurus |
1 |
Rousserolle effarvatte |
Acrocephalus scirpaceus |
1 |
Serin cini |
Serinus serinus |
1 |
Sittelle torchepot |
Sitta europaea |
1 |
Sterne naine |
Sternula albifrons |
9 |
Sterne pierregarin |
Sterna hirundo |
12 |
Tarier pâtre |
Saxicola rubicola |
2 |
Tourterelle des bois |
Streptopelia turtur |
40 |
Traquet motteux |
Oenanthe oenanthe |
4 |
Troglodyte mignon |
Troglodytes troglodytes |
50 |
Vanneau huppé |
Vanellus vanellus |
6 |
Verdier d'Europe |
Carduelis chloris |
4 |
TOTAL |
80 (82 avec 2 espèces à statut incertain) |
IV - Discussion
A – A propos des 12 espèces disparues (soit 15% des 80 espèces recensées en 1978) :
A1 - Alouette des champs (Alauda arvensis)
Sur les 25 couples présents dans le secteur étudié de 1974 à 1978, plus aucun n'est recensé depuis 2017. Les données récentes (source : https://www.faune-aura.org, indices de reproduction probables et certains), sur l'ensemble de l'actuelle RNVA, sont rares : 3 données en 2017, 1 en 2018, 2 en 2019, 1 donnée en 2023 en limite de réserve, pour des oiseaux qui ne sont probablement plus nicheurs. L'écroulement des populations d'Alouettes semble dater des années 1980-1985, période pendant laquelle, surtout sur la rive droite de l'Allier, des systèmes agricoles basés sur l'élevage et les céréales sont passés, sur des milliers d'hectares, au maïs intensif irrigué. On peut considérer que l'espèce ne niche plus dans le lit moyen de l'Allier et presque plus dans le lit majeur. Pourtant les milieux potentiels existent encore (malgré la colonisation lente des habitats arbustifs). Une étude menée par ROCHÉ [ROCHÉ 2023] sur le linéaire Allier - Loire (par une série d'IPA), montre également une baisse forte de -61% de l'Alouette entre 1990 et 2011.
A2 - Bouvreuil pivoine (Pyrrhula pyrrhula)
La disparition de cette espèce de l’ensemble du Val d’Allier et de pratiquement tout le département (une seule donnée de reproduction probable en 2022 dans l'Allier, en montagne bourbonnaise, et aucune en 2023 !) date aussi du tournant du millénaire. De 2000 à 2007 [LPO 2010], une trentaine de carrés Atlas (10x10 km) étaient encore occupés par le Bouvreuil dans l’Allier, mais il était déjà souligné qu'il « évitait les plaines ». Le Bouvreuil fait donc partie du cortège d’espèces qui ont diminué et souvent disparu sans que la communauté ornithologique n’appréhende et surtout ne comprenne vraiment le phénomène, et il a fallu sa complète disparition de larges secteurs pour qu’on s’en rende compte ! Le Bouvreuil pivoine n’est pas une espèce strictement montagnarde, et si elle se retrouve actuellement confinée surtout dans les forêts au-dessus de 800 mètres d’altitude, la raison ne peut pas être uniquement recherchée dans les mutations agricoles. Une autre cause est donc probablement le réchauffement climatique.
A3 - Bruant jaune (Emberiza citrinella)
Un peu à l’image du Bouvreuil, ce passereau a considérablement régressé (seulement une quinzaine de sites de reproduction – probable et possible – en 2022 dans le département de l’Allier, et 13 en 2023) alors qu’il était très commun avant l’an 2000. Son habitat dans le Val d’Allier est pourtant toujours représenté : des landes herbacées pâturées envahies par les fourrés de prunelliers et aubépines. Cette diminution est perceptible aussi dans le département voisin du Puy-de-Dôme, où l’espèce est actuellement surtout fréquente au-dessus de 600 mètres d’altitude. Par exemple, pour les trois années 2020-2022, on peut noter que l’optimum est clairement vers 900 à 1000 m d’altitude où les abondances sont beaucoup plus élevées qu’en plaine. Une étude sur les plateaux agricoles des couzes (63) [DULPHY & GUELIN 2023] a estimé la densité de l’espèce à un peu plus de 7 couples/km² en 2020, alors qu’elle était de près de 30 couples/km² trente années auparavant ! Jusqu’à récemment, une telle chute d’effectifs était automatiquement attribuée à la seule intensification agricole et notamment à l'arrachage des haies. Même si cette cause reste probable, on doit poser l’hypothèse d’un recul lié également au réchauffement global.
A4 - Chevêche d’Athéna (Athene noctua) :
La disparition de ce rapace nocturne est une des conséquences de l’intensification agricole sur le périmètre proche du lit mineur de l’Allier. La mutation principale, très brutale, s’est effectuée surtout entre 1980 et 1985, en quelques années, avec le passage en maïsiculture intensive irriguée, avec destruction des pacages extensifs. L’extrait de photographie aérienne de la carte 1 montre, à cinquante ans d’intervalle, les transformations du paysage : d’immenses pacages plantés de saules têtards (en haut à gauche de la photo, au nord-ouest par exemple) ont été remembrés, défrichés et plantés en maïs et la plupart des ruisseaux bordés de saules ont été recalibrés.
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Carte 1 : Comparaison des milieux agricoles entre 1960 et 2010 sur la commune de Toulon-sur-Allier (03). © https://remonterletemps.ign.fr/ |
Les Chevêches nicheuses dans le lit moyen sauvage de l’Allier au sens strict étaient rares mais en contact avec les populations des milieux agricoles alentours. La disparition de la forte population périphérique a probablement entraîné celle des couples de Chevêches en milieu naturel (qui se reproduisaient dans les vieux saules, les souches d'arbres entraînées par les crues ou les terriers de lapins des falaises sableuses). Une bonne vingtaine de couples étaient connus autour et en limite du secteur d’étude. Il était facile dans les années soixante-dix, avec un coup de repasse au magnétophone, en pleine journée et en plein soleil, de faire venir autour de soi 2, 3 voire 5 chevêches simultanément. Aucun couple n'a été noté nicheur dans la RNVA depuis fort longtemps, même si quelques observations sporadiques sont encore signalées en zone périphérique.
A5 - Moineau friquet (Passer montanus)
L’espèce n’a plus été observée avec des preuves tangibles de reproduction dans l’Allier depuis 2019, et depuis 2012 dans le périmètre de la RNVA. Le Moineau friquet est aussi en diminution dans tous les autres départements auvergnats. L’espèce était commune en bord d’Allier, nicheuse dans les trous de pics et autres cavités de saules. Elle était également connue pour nicher dans les trous des colonies d’hirondelles de rivage. Le Moineau domestique était quasi-absent de ces milieux. Nous pensons que l'intensification agricole ne peut pas être la seule cause d'un tel déclin, sans pouvoir le démontrer.
A6 - Perdrix grise (Perdix perdix) et A7 - Perdrix rouge (Alectoris rufa)
La disparition quasi-complète de ces deux espèces dans la RNVA est d'abord une conséquence de l'arrêt des lâchers cynégétiques. Les couples nicheurs sur les plages de l'Allier dépendaient sûrement de ces apports d'individus issus d'élevage. Les milliers d'hectares de maïs irrigués en périphérie, notamment en rive droite, ne sont également pas favorables du tout.
A8 - Pipit rousseline (Anthus campetris)
1 à 3 chanteurs de cette espèce méridionale ont été notés régulièrement chaque année jusqu'en 1989 dans le périmètre de la RNVA, en particulier dans la zone d'étude de 1974-1978 (dernière reproduction certaine : une famille, avec 3 jeunes juste volants observés par René BLANCHON le 5 août 1989 ).
En 2007, un couple avec mâle chanteur est noté plusieurs fois de juin à juillet, mais sans preuve de reproduction certaine. Enfin, un dernier mâle chanteur, isolé, est observé en juin 2010.
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Photo.2 : Un des derniers mâles chanteurs de Pipit rousseline du Val d'Allier en 2007 (Photo de l'auteur) |
La disparition de l'espèce est une conséquence probable de la fermeture des milieux (à cause de la modification du régime hydrologique), mais la question reste ouverte, car dans certains méandres, quelques hectares favorables (est-ce suffisant ?) persistent. Il faut aussi prendre en compte sa diminution au niveau national, qui doit toucher plus fortement les petites populations périphériques et isolées.
A9 - Sterne pierregarin (Sterna hirundo) et A10 - Sterne naine (Sterna albifrons)
Les deux espèces ont été notées nicheuses couramment jusqu'au tournant du millénaire en l'an 2001 (la dernière grande colonie date de 1993 avec une donnée de 95 adultes de Pierregarins et 10 juvéniles volants en juillet 1993).
Pour la Sterne pierregarin, aucune nidification certaine n'est notée depuis 2014 (dernière petite colonie avec 2 couples de Sterne pierregarin et 5 couples de Sternes naine). Quelques données sont citées après 2014, avec souvent des parades ou des transports de poissons, mais les codes Atlas "certains", ou même "probables" sont à notre avis très abusifs, et aucune des deux espèces ne s'est reproduite depuis une décennie dans la RNVA. Pour la Sterne naine, une couveuse est notée en 2018, mais sans suite.
La disparition de ces deux espèces dans la RNVA doit être replacée dans un contexte plus large : celui de l'implantation d'une grosse colonie très "centripète" juste en aval du Pont Régemortes de Moulins. En effet, en l'an 2000, la réfection des passes à poissons au niveau de ce pont a créé juste en aval deux courants d'eaux vives permanents permettant la constitution de petites îles pérennes dans ce milieu péri-urbain. Les efforts de protection de la LPO ont porté leurs fruits puisque cette colonie s'est développée. Chez cette espèce, la fidélité aux sites de reproduction qui réussissent est très nette, et cette grosse colonie a progressivement "aspiré" tous les couples de l'amont (et probablement de l'aval), même si des sites potentiels existent encore dans la RNVA, identiques à ceux des décennies précédentes. La Sterne pierregarin, finalement ne se reproduit donc plus dans la zone protégée de la RNVA : la population est donc concentrée en une seule colonie soumise à de nombreux aléas car située dans un des pires environnements qui soit, ce qui n'est pas sans poser des questions. Pour la Sterne naine, le constat est identique, à la différence que cette espèce est probablement capable d'assurer des reproductions isolées dans la RNVA.
A11 - Traquet motteux (Oenanthe oenanthe)
3 ou 4 couples de cette espèce se reproduisaient régulièrement sur les plages de la zone étudiée, nichant dans les souches charriées (environ 10 à 15 couples sur l'ensemble de la future RNVA, car il n'a jamais été abondant). Le dernier couple a été noté en juin 1993 par Gaston Pic. La disparition du Traquet motteux de toutes les zones de basse altitude de France continentale témoigne d'une forte sensibilité au réchauffement climatique (les derniers couples français de basse altitude subsistent sur quelques îles bretonnes rocheuses, au climat plus frais). La population du Val d'Allier était aussi, comme dans le cas du Pipit rousseline, relativement isolée.
A12 - Vanneau huppé (Vanellus vanellus)
5 à 10 couples étaient notés nicheurs jusqu'en 1993, date de la dernière reproduction isolée avec un nid garni, et malgré une tentative en avril 2009, sans suites. Les nombreux chants de parade de Vanneau étaient le signe, en mars, de l'arrivée du printemps... Comme pour l'Alouette des champs ou la Chevêche d'Athéna, la diminution très forte des effectifs nicheurs est clairement liée à la modification de l'habitat. Il semble que la population nicheuse dans les milieux naturels très linéaires du val d'Allier ait été dépendante des populations des milieux agricoles alentours. De 2021 à 2023, seuls 3 couples nicheurs certains (avec couveur et/ou poussins) ont été observés dans le département de l'Allier, sur 3 sites différents chaque année (la population était estimée entre 125 à 200 couples en 1996 - LPO, loc.cit.). On peut cependant se poser la question d'autres paramètres de causalité, car la seule modification des milieux agricoles n'est pas une explication totalement satisfaisante.
B : Les six espèces en forte diminution (soit 8% des 80 espèces recensées en 1978) :
B1 - Accenteur mouchet (Prunella modularis)
Avec 65 chanteurs estimés sur 425 ha en 1978 (ce qui donnait par extrapolation 200 couples sur le périmètre de la RNVA si on considère que la surface étudiée en 1978 fait le tiers de la RNVA), l'espèce a fortement chuté : la population était estimée en 2016-2017 à 50 couples (32-77) [GUELIN 2018], soit 4 fois moins. L'habitat privilégié étant la lande à prunelliers, en augmentation, il est peu probable que ce soit une modification du milieu qui ait engendré cette baisse. Le réchauffement global est probablement la cause principale de cette diminution. Grâce à un suivi de long terme par Indice Ponctuels d'Abondance, ROCHÉ [ROCHÉ 2023] trouve également une baisse significative pour l'Accenteur mouchet, de -42 % entre 1990 et 2011 (sur deux décennies au lieu de cinq) sur l'ensemble du bassin de la Loire.
B2 - Bergeronnette printanière (Motacilla flava)
Dans la période 2019 -2023, chaque année, la Bergeronnette printanière est nicheuse sur un ou deux sites (la dernière et unique donnée de reproduction certaine est datée de juillet 2022). Elle était assez fréquente dans les milieux semi-inondés à Baldingères et jeunes saules en 1978 et il est très probable que plusieurs dizaines de couples (50 ?) nichaient dans le périmètre de l'actuelle RNVA. La succession d'étés très secs a probablement entrainé l'assèchement de nombreuses zones de reproduction de l'espèce.
B3 - Bruant des roseaux (Emberiza schoeniclus)
Cette espèce se reproduisait dans les mêmes biotopes que la Bergeronnette printanière, et a disparu à peu près comme elle. Le dernier couple cantonné est noté en 2019, et les années précédentes, seuls 2 ou 3 sites étaient occupés. On peut chiffrer la population des années 1974-1978 entre 50 à 100 couples dans le périmètre de la future RNVA, présents dans toutes les saulaies à Baldingères favorables. La diminution générale de cette espèce en Auvergne ne peut pas être imputée au seul recul des zones humides.
B4 - Locustelle tachetée (Locustella naevia)
Pour cette espèce, le statut a toujours été assez mystérieux : les chanteurs entendus dans les saulaies humides en mai et juin étaient-ils réellement nicheurs ? Les chants sont audibles surtout la nuit, et cela nécessite des écoutes nocturnes, plutôt rares. De plus, il est difficile d'affirmer une probabilité de reproduction avant la mi-mai. Et même après cette date, la notation d'un mâle chanteur isolé devrait s'effectuer, par prudence, seulement avec un code de reproduction "possible". La plupart des données annuelles sont donc des mâles chanteurs isolés codés "possibles" : 57 données de mâles chanteurs sont archivées dans https://www.faune-aura.org en 50 ans dans le périmètre de la RNVA, 52 "possibles" et 5 en code "probable", la dernière datant de 1990 (2 chanteurs simultanés le 10 juin). Une série de 4 données successives sur un quadrat mené en 1978 indique un cantonnement de reproduction, mais c'est la seule preuve à peu près recevable de nidification en cinquante ans ! En tout état de cause, même si quelques couples nicheurs étaient possibles autrefois, plus aucun indice fiable n'est actuellement obtenu.
B5 - Mésange des saules (Parus montanus rhenanus/salicarius)
La Mésange boréale comprend deux sous-espèces : une sous-espèce alpine (P.m.alpestris) très cantonnée aux hautes altitudes des Alpes, et une sous-espèce présente en Auvergne (ainsi que dans le nord-est et l'est de la France) en plaine et en moyenne montagne, la Mésange des saules (Parus montanus rhenanus/salicarius). Elle est distinguée par son chant caractéristique et bien différent de l'autre sous-espèce. Des dizaines de couples étaient notés dans les années 1974-1978 dans toutes les ripisylves, et il était rare de ne pas noter la Mésange des saules lors d'une sortie. Les populations de l'espèce n'ont pas cessé de diminuer depuis au moins une décennie, comme en témoigne le graphique 1 : malgré une forte pression d'observation de 2016 à 2019, un basculement semble s'être produit en 2017 avec une diminution forte des données.
Seuls 4 ou 5 méandres semblent encore héberger quelques couples de l'espèce [Note de l’auteur : aucun couple cantonné n'a été trouvé en 2024 et 2025 malgré des recherches]. Nous posons l'hypothèse d'un lien entre le réchauffement climatique et la chute de cette Mésange dans toutes les zones de plaines. Elle est réfugiée actuellement plutôt au-dessus de 800 m dans les forêts humides de Chaîne des Puys ou des Combrailles, mais même dans ces secteurs elle semble en diminution.
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Graphique 1 : Nombre annuel de données de reproduction pour la Mésange des saules (codes probable et certain) dans le périmètre de la RNVA. (source : faune-AURA.org) |
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Photo 3 : Mésange des saules (Parus montanus rhenanus/salicarius) - Photographie de l'auteur |
B6 - Pouillot fitis (Phylloscopus trochilus)
L'évolution des populations de cette espèce en val d'Allier semble très similaire à celle de la Mésange des saules : assez fréquent dans les décennies 1980-2000, les effectifs du Pouillot fitis ont décliné lentement, et ont subi une baisse nette depuis 2018 (conséquence des étés très chauds et secs ?). Le milieu de reproduction est essentiellement la lande à saules pourpres. Mais prouver la nidification du Pouillot fitis a toujours été un problème : en avril et mai, une grande quantité d'individus chanteurs est notée, qui sont pour l'essentiel des migrateurs, et nous considérons, par prudence pour ce passereau très particulier, que les indices de reproduction probable et certain ne devraient être utilisés que fin mai et en juin-juillet : seules deux données de reproduction certaine sont disponibles en cinquante ans (!) , en juillet 1985 et en juillet 2011 avec des observations de nourrissages de poussins. Et pour la même période, 323 observations de reproduction probable sont citées !
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Graphique 2 : Nombre de données de reproduction pour le Pouillot fitis (codes probable et certain) dans le périmètre de la RNVA depuis 2008. |
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Photo 4 : Pouillot fitis (Phylloscopus trochilus) - Photographie de l'auteur |
V - SYNTHÈSE ET CONCLUSION
Cette analyse donne une vision évidemment pessimiste - mais sans grande surprise dans le contexte actuel - de l'évolution de la diversité de l'avifaune dans la RNVA depuis 50 ans avec 18 espèces sur 80 (presque un quart) en très mauvais état de conservation, disparues ou quasi-disparues. En fait, une seule espèce déjà présente il y a cinquante ans est en augmentation : le Pigeon ramier (Columba palombus), qui a une progression nationale spectaculaire !
Il faut cependant compléter cet état des lieux avec quelques informations supplémentaires concernant de nouveaux arrivants.
Tout d'abord, deux espèces ont niché de manière transitoire dans la RNVA : le Goéland leucophée (Larus cachinans) pour lequel quelques reproductions très isolées ont été notées entre 2001 et 2010, sans suites, et probablement le Crabier chevelu (Ardeola ralloides) avec une donnée unique de reproduction, malheureusement non documentée, en juin 1997 dans la héronnière du Bec de Sioule à la Ferté-Hauterive.
Une autre espèce, la Bouscarle de Cetti (Cettia cetti) a eu le temps, en cinquante ans, de disparaître et de revenir à son niveau originel ! Après l’hiver extrêmement froid de l’année 1962-1963, Gaston Pic (comm. pers.) l’avait, lui aussi, vue disparaître puis revenir à des niveaux de populations « normaux » dans les années soixante-dix, en à peine une décennie. La population culmine au début des années quatre-vingt avec 20 chanteurs au minimum dans ce qui sera la future RNNVA (sur 20 km de longueur, soit 1 chanteur par km). Puis les populations de Bouscarle ont disparu à nouveau brutalement de tout le val d’Allier (et de toute l'Auvergne) en janvier 1985, il y a 35 ans, en une ou deux semaines, lors d’un coup de froid rigoureux (avec des températures autour de -15 à -20°C sur quinze jours). Depuis, la Bouscarle a reconquis beaucoup plus lentement le terrain perdu, et arrive vraisemblablement par le nord du Val d’Allier, avec quelques données d’oiseaux chanteurs dans la RNVA en 2008, puis 2015, 2017, 2018, 2022, 2023 etc. On peut souligner la différence de rythme de recolonisation – sans l’expliquer - entre 1962 → 1970, comparé à 1985 → 2020, où l’espèce a semblé peiner à retrouver ses bastions du siècle dernier.
Enfin, 8 nouvelles espèces ont été notées nicheuses dans le Val d’Allier depuis l'étude de 1978 : le Guêpier d’Europe (Merops apiaster) dès 1989, le Héron gardeboeufs (Bubulcus ibis) en 1993, la Cigogne blanche (Ciconia ciconia) en 1997, la Bernache du canada (Branta canadensis) en 2001, le Pic noir (Dryocopus martius) en 2002, le Pic mar (Dendrocopos medius) en 2016, le Balbuzard pêcheur (Pandion haliaetus) en 2018 et l'Ouette d’égypte (Alopochen aegyptiaca) en 2022.
Le Guêpier et le Héron gardeboeufs sont les premiers témoins probables du réchauffement global (Le premier couple de Guêpier en bourbonnais, en 1973, avait déjà agité le monde ornithologique, et on avait eu le droit d'aller l'observer que sous le sceau du secret le plus absolu), Bernache du Canada et Ouette d'Egypte sont des espèces exotiques échappées, alors que les Pics noir et mar suivent la progression lente de la ripisylve et surtout de la ripisylve en mauvais état à cause de la baisse du niveau des nappes alluviales ...
Le retour de la Cigogne blanche et du Balbuzard pêcheur apparaissent presque comme des épiphénomènes, et ne sont pas les témoins d'une amélioration des milieux, mais le résultat de la protection légale des espèces, d'une dynamique européenne favorable et d'opérations ciblées de plateformes artificielles.
Le bilan est donc négatif avec une perte "sèche" d'espèces entre 1978 et 2024 (moins 12 espèces sur 80, et cette perte va certainement s'accentuer), pas vraiment compensée par l'apparition d'espèces aussi rares. La perte de densité doit être aussi très forte, mais nous ne pouvons pas la chiffrer. Parmi les causes de cette régression, aucune ne pourra être corrigée à moyen terme (que ce soit l'intensification agricole, ou le réchauffement climatique). Un effort pourrait être fait en améliorant la dynamique fluviale pour régénérer plus de milieux ouverts, mais les opérations de ce type sont extrêmement couteuses et très localisées, avec peu d'impact global.
Il est difficile de rester insensible à ces changements quand on a vécu des moments assez extraordinaires en débutant l'ornithologie sur les plages de l'Allier : souvenirs de matinées ensoleillées de mai où chantaient ensemble les Pipits rousselines, Traquets motteux, Vanneaux huppés, Oedicnèmes, des dizaines d'Alouettes des champs, les Perdrix rouges, la Chevêche ... Petit coup de dopamine à l'évocation de ces instants magiques... C'est certainement la mémoire de ces moments particuliers qui pousse le naturaliste à donner beaucoup d'énergie pour sauvegarder ce qui lui procure une telle sensation. Au-delà de ce constat, cela doit nous encourager à poursuivre le suivi de toutes ces espèces, ne serait-ce que pour témoigner des changements profonds qui les affectent.
VI - BIBLIOGRAPHIE
[DEJAIFVE 2006] DEJAIFVE P.-A., 2006. Espèces d'oiseaux s'étant reproduites au moins 1 fois depuis la création de la RNN du Val d'Allier (1994). Bilan au 1 octobre 2006. Rapport interne LPO-Auvergne et ONF. 6 p.
[DEJAIFVE & ESQUIROL 2012] DEJAIFVE P.-A. & ESQUIROL N., 2012. Suivis (1995-2011) d’une vingtaine d’espèces d’oiseaux nicheurs dans la Réserve Naturelle Nationale du Val d’Allier et dans le domaine public fluvial de Paray-sous-Briailles à Villeneuve-sur-Allier. Rapport d’étude LPO-Auvergne. 29 p.
[GUELIN 1978] GUELIN F., 1978. L'avifaune d'un méandre de l'Allier. Prix scientifique Philips, publication interne S.A. Philips, 186 p. ( dossier téléchargeable sur le site de l'auteur ).
[DULPHY & GUELIN 2023] DULPHY J.P. & GUELIN F. 2023.- L’avifaune de plateaux agricoles granitiques au sud de Clermont-Ferrand – Trente ans après, estimation des populations de quelques espèces des années 1990 par Distance Sampling et Indices Ponctuels d’Abondance. Le Grand-Duc, 91 : 84-96
[GUELIN 2018] GUELIN F. 2018.- Dénombrement par Distance Sampling des populations nicheuses de passereaux communs dans la Réserve Naturelle Nationale du Val d'Allier (03). Le Grand-Duc 86 : 2-31
[LPO AUVERGNE 2010] LPO Auvergne, 2010.-Atlas des oiseaux nicheurs d’Auvergne, Delachaux et Niestlé, Paris.
[ROCHÉ et al. 2023] ROCHÉ J.E., FAIVRE B., FROCHOT B, 2023. - La Loire des oiseaux. Revue scientifique Bourgogne-Franche-Comté Nature - N° 37/38-2023 : 375-384
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Annexe 1 : Zone d’étude de 1974-1978 (surface rouge, au nord) et de l’actuelle réserve naturelle nationale du Val d’Allier (trait rouge) © IGN |
ANNEXE 2 : Carte originale de la végétation entre 1976 et 1978. |
Annexe 3 : Comparaison du site à 50 ans d’écart (1970 à gauche et 2022 à droite) -
© IGN
Noter sur ce document la diminution très visible des surfaces sableuses (très claires) et herbacées, au profit des zones arbustives et des ripisylves. |